[#2 — Carte blanche] Face à l’anthropocène, prédire ou subvertir
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Le 15 novembre dernier, Speculative Futures Paris a souhaité interroger les enjeux de l’anthropocène au prisme des pratiques de spéculation et de subversion par l’art comme le détournement pour explorer les imaginaires sous-jacents de nos société, économie et culture.
Carte blanche a ainsi été confiée à Sylvain Bureau, directeur de l’Institut Jean-Baptiste Say de l’ESCP Business School et co-fondateur du Art Thinking Collective, pour ouvrir la boîte noire des imaginaires anthropocèniques et nous partager une approche inédite pour les déjouer.
Une société de la certitude devenue certaine de sa finitude
Dans un article paru en 2002, le Prix Nobel de Chimie Paul Crutzen popularise le concept d’Anthropocène pour désigner une nouvelle période géologique dans laquelle nous serions entrés et qui aurait mis fin à l’Holocène, époque qui s’étendait sur les 10 000 dernières années et caractérisée par une stabilité climatique. Nous serions désormais dans « le nouvel âge des humains » : l’influence de l’être humain est devenue une « force géologique ».
L’empreinte humaine sur l’environnement planétaire est devenue si vaste et intense qu’elle rivalise avec certaines des grandes forces de la nature
Paul Crutzen, Geology of mankind (2002)
La révolution industrielle n’ayant pas été un progrès technique socialement neutre, d’autres auteurs comme Donna J. Haraway introduisent le terme de “capitalocène” et proposent une lecture du dérèglement climatique, conséquent d’un dépassement structurel des limites planétaires par nos sociétés, comme un corollaire du productivisme et du capitalisme, lesquels visent à une intensification de l’exploitation et à une destruction de l’organisation du travail.
Sur ce fond de carte, un constat se dégage : la société est devenue une fabrique de la certitude par la reproduction d’une même norme institutionnalisée et érigée en standard, causant la destruction des conditions mêmes d’existence de notre espèce ; elle s’étend des modèles économiques de nos organisations à notre rapport à la culture, du fonctionnement de nos institutions au rapports sociaux qui fracturent le tissu de nos liens.
Comment alors créer de l’improbable dans une société de la certitude certaine de sa finitude ?
Institution et imaginaires : une création dialogique
À l’heure du dérèglement climatique, de la sixième extinction de masse et du franchissement des limites planétaires, il devient urgent de changer de climat culturel et d’investir d’autres imaginaires.
Les imaginaires, que Pierre Musso définit comme le “langage fait de narrations, de récits et d’univers de formes et d’images dynamiques ayant une certaine cohérence” (L’Imaginaire industriel, 2014), constituent le tissu de représentations collectives et participent à construire des “communs” dans le fait social, culturel et politique s’inscrivent.
Cornelius Castoriadis dans L’institution imaginaire de la société (1975) définit à son tour l’imaginaire comme la résultante d’une dialectique entre le “stable” institué (nos normes, croyances et comportements) et le “mouvant” instituant (l’agentivité propre à l’individu autonome) en adoptant une approche symboliste et non fonctionnaliste de l’institution. Ainsi, l’institué est la résultante de la pression normative et se manifeste par son inertie là où l’instituant fait appel à la posture du créateur et à son autonomie pour déterminer de nouvelles normes, renverser et subvertir l’institué. La réflexivité et la posture critique contribuent alors à renverser et subvertir l’institué et le détour par l’art et la créativité permet de réinvestir la finitude de nos existences et de nos sociétés à l’heure de l’anthropocène en chaussant des lunettes critiques.
La subversion ou la fabrique de l’instituant par un sujet autonome
« Je crois profondément qu’il faut espérer l’inespéré, ou du moins espérer dans l’improbable. […] Le probable aujourd’hui, c’est que la course folle dans laquelle est entraînée notre planète mène à des catastrophes en chaîne, avec et par l’économie devenue folle, la dégradation de la biosphère, la multiplication des armes de destruction, les convulsions ethno- religieuses. Faut-il en conclure qu’il n’y a plus d’espoir ? Le probable n’est pas le certain et avec mes faibles forces j’œuvre pour l’improbable.
Edgar Morin, Pour entrer dans le XXIe siècle (1981)
En reprenant le concept de “cadres de l’expérience” (Erving Goffman, 1991) et l’approche situationniste de Guy Debors et notamment la dérive, Sylvain Bureau a co-développé l’approche d’Art thinking comme une démarche de critique à partir du détournement du cadre d’expérience initiale vers une nouvelle situation et ainsi aboutir à une norme non nécessairement inférieure à la norme antérieure. Le détournement est ainsi vu comme une pratique artistique de subversion permettant de créer de la perturbation normative, à la manière dont Marcel Duchamp pratique le détournement dans ses célèbres ready-made.
Appliquée aux questions écologique et de soutenabilité, cette approche révèle toute sa portée subversive en reconnaissant que dans un certain nombre d’institutions modernes comme l’entreprise ou l’entrepreneuriat, une conception politique, idéologique ou simplement axiologique est présente et dont il s’agit de faire oeuvre de “désapprentissage” pour en proposer une critique. L’exemple de la “PayPal Mafia” est à ce titre très illustrant quant il s’agit d’évoquer le système de valeurs hégémoniques dans la culture numérique portée par la Silicon Valley : une vingtaine d’entrepreneurs contribuent à diffuser et valoriser des imaginaires univoques quand il s’agit de parler de numérique, d’innovation ou de technologies.
Do it Yourself : la méthode Art Thinking pour créer de l’improbable avec certitude (quand le probable devient inacceptable)
Centrée autour du triptyque création — subversion — politique, la pratique de l’Art Thinking permet de créer de l’improbable et de sortir de cette fabrique inerte de l’institué.
En 3 temps, faire — critiquer — s’exposer, et 6 pratiques — donner, détourner, détruire, dériver, dialoguer et disposer, l’Art Thinking se propose d’outiller les organisations à adopter une posture critique de détournement des imaginaires institués et véhiculés au travers des visions stratégiques, des modèles d’affaires, des modes de fonctionnement et des rituels pour ouvrir sur de nouveaux imaginaires émergents incarnés dans des propositions artistiques.
Mettre en débat par le détournement artistique les options du souhaitable et générer de l’improbable
Au travers de séminaires d’Art Thinking, les collaborateurs et parties prenantes créent des oeuvres d’arts ou installations qui seront ensuite mises en scène au travers d’expositions. Il peut d’emblée sembler étrange d’utiliser les voies artistiques en contexte professionnel, cependant si l’on questionne la réceptivité des oeuvres produites, l’approche permet en réalité de créer de “l’hétérotopie” (Michel Foucault), des espaces d’émergence et de changement, de sortir de sa zone de confort intellectuel et de challenger les “modèles mentaux” (Philippe Silberzahn).
La complexité et la célérité du changement auxquels nos sociétés et organisations font face donnent un large d’application à l’approche :
- co-construire une nouvelle représentation de l’environnement de travail et de la manière de collaborer en entreprise : modes de travail et de collaboration, usages et espaces de travail, etc.
- engager et mobiliser les collaborer autour d’une vision partagée des enjeux et incertitudes auxquels faire face et des impacts à anticiper : évolution du modèle d’affaires, transformation de la chaîne de valeur, réflexion sur le positionnement et les offres, etc.
- trouver ou renforcer la singularité d’une communauté et la raison d’être d’une organisation : créer un environnement de sérendipité et d’exploration, développer une culture commune, etc.
- se projeter dans une démarche prospective : créer un univers prospectif partagé autour d’enjeux technologiques, sociaux ou environnementaux, développer des scénario à moyen / long terme, etc.
La posture de détournement s’incarne particulièrement en sapant les codes du marché via notamment des artefacts reprenant les codes de la publicité pour mieux les subvertir ou mettre la lumière sur les limites de nos sociétés. Plusieurs expositions “Improbable” ont été organisées au fil des workshops : nous vous proposons ci-dessous une sélection des propositions artistiques qui ont retenues notre attention.
En moyenne trois fois par jour, nous allons aux toilettes et tirons la chasse d’eau, cette eau est parfaitement potable et peut être bue comme l’eau de notre évier ou de notre lavabo. Fontaines marseillaises illustre par l’absurde notre insouciance face à notre consommation d’eau et ses différents usages domestiques comme industriels, à travers un moment ludique autour du Ricard, le meilleur ami de l’eau.
“Ma revendication en tant que femme c’est que ma différence soit prise en compte, que je ne sois pas contrainte de m’adapter au modèle masculin”
Simon Veil
Rentrer dans le “moule” masculin, tel est ce à quoi les femmes doivent se plier aujourd’hui pour s’imposer dans le monde. Le corps féminin, qu’ils soit érotisé ou qu’il porte la vie, devient un obstacle. Les grands dirigeants auraient-ils pu réussir en tant femme ? Être perçus comme légitimes ? Le corps comme barrage à la parole, à l’expertise, à la crédibilité. Ici les regards s’inversent : ces PDG emblématiques, les nuances de leurs personnalités et leurs discours poignants s’effacent derrière leurs corps féminisés. Le charnel supplante. Dans l’univers des dirigeants du CAC 40, le corps et les valeurs masculines restent le moule dominant dans lequel il faut se fondre, y compris pour les femmes.
Certains carnivores connaissent la difficulté à essayer de réduire sa consommation de viande et son côté addictif. Le parallèle avec le tabac semble évident également en termes d’empreinte environnementale. Cette campagne de prévention se propose de détourner les codes des politiques de santé contre le tabagisme pour encourager la transition alimentaire de nos sociétés vers des régimes bas-carbone.
L’oeuvre nous replace dans le quotidien du métro parisien et de ses campagnes publicitaires. les parisiens ont hâte d’organiser leurs vacances pour fuir l’effervescence de la capitale le temp d’un été. mais dans le monde d’après, les campagnes des voyagistes pour New-York ou les tropiques n’existent plus. Face à la fin de l’hypermobilité de nos compatriotes et à la faillite de l’industrie aéronautique introduites par la crise sanitaire, les voyagistes ont révisé leur offres : il reviendra désormais tout aussi cher de se rendre à Nice, Deauville ou Paris qu’il était de se rendre à l’autre bout du monde.
2020, après des années d’alarmisme sur les dangers de la malbouffe, nos rayons sont toujours remplis d’aliments sur-transformés, dégradant notre santé. Face à cette incohérence, Santé Publique France lance enfin des actions concrètes : démarketing de produits phares de nos supermarchés, dans le but de freiner l’envie de les consommer.
En 2052, dans l’esprit de ce qu’avait imaginé Barjavel avec sa dystopie Ravage, des lobbies pro-agriculture intensive communiquent ouvertement pour enrôler la jeunesse et les faire participer à des opérations de déforestation. Les tracteurs sont détournés de leurs fonctions pour devenir des outils de destruction de masse.
Martine est un célèbre personnage pour enfants créé par Marcel Marlier et Gilbert Delahaye en 1954 : Martine est une petite fille présentée dans des situations et activités de son âge : Martine fait la cuisine, Martine au zoo, Martine découvre la musique, etc.
Martine est ici représentée face aux difficultés de la vie d’entrepreneur : elle évolue dans l’écosystème start-ups où les valeurs d’accomplissement et de réussite par l’entrepreneuriat sont érigées au rang de préceptes de vie. Est souligné ici la tendance à la course à la performance que certains parents imposent à leurs enfants dès le plus jeune âge, où la compétition et la distinction sociale sont inculquées au plus tôt pour préparer ces futurs adultes au monde économique qui les attend.
📺 Replay
📚 Références
- Béatrice Rousset, Philippe Silberzahn, Stratégie modèle mental. Cracker enfin le code des organisations pour les remettre en mouvement (2019)
- Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société (1975)
- Edgar Morin, Pour entrer dans le XXIe siècle (1981)
- Erving Goffman, Les cadres de l’expérience (1991)
- Elmar Altvater, Eileen C. Crist, Donna J. Haraway, Daniel Hartley, Christian Parenti, Justin McBrien, Jason W. Moore, Anthropocene or Capitalocene?: Nature, History, and the Crisis of Capitalism (2016)
- Paul Crutzen, Geology of mankind (2002)
- Pierre Musso, L’Imaginaire industriel (2014)
⏭️ Pour aller plus loin
- Art Thinking, la méthode, par Sylvain Bureau
- Art Thinking Collective, le collectif co-fondé par Sylvain Bureau
- Improbables, galerie des différentes expositions qui clôturent les séminaires d’Art Thinking (sur la croissance, le climat, etc.)
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