[#1 — Table-ronde] Futurs, modes d’emploi

Speculative Futures Paris
8 min readFeb 22, 2022

À l’occasion de son lancement le 25 octobre dernier, Speculative Futures Paris a convié trois designers praticiens du design fiction pour nous aider à dresser un panorama des approches associées : Bastien Kerspern (Design Friction), Julien Tauvel (Imprudence) et Max Mollon (Design Fiction Club).

Facilitation graphique : Arezki Moussi

À quoi sert-il de spéculer sur le futur ?
Regards critiques sur le futur entre prospective et design

À quoi sert de “spéculer” sur les futurs qui pourraient advenir ? C’est la question ambitieuse à laquelle nous avons tenté d’apporter des éléments de réponse avec nos invités. Mettre en débat les options qui se présentent à nous, choquer son audience pour susciter des questionnements éthiques ou stratégiques, ouvrir les imaginaires au-delà de la dialectique utopie / dystopie, faire oeuvre d’anticipation critique et développer sa posture réflexive quant aux “futurs prêts à consommer”, etc.

Le design fiction et son parent proche le design spéculatif répondent tout à la fois à ces propositions. Pour tenter une synthèse, nous dirions : il s’agit de matérialiser des futurs alternatifs pour ouvrir le débat autour des transformations à l’œuvre et de leurs possibles implications sociales, économiques, politiques, culturelles, environnementales et par là orienter l’action ou la stratégie d’une communauté ou d’une organisation.

L’effervescence de développements méthodologiques, de pratiques et de publications récentes autour du design fiction sont tout autant le signe d’un intérêt et d’une pertinence de ces approches des futurs moins linéaires, plus spéculatives, immersives et narratives que le signe d’une pluralité nécessaire dans la réflexion et la production de travaux prospectifs. On est évidemment pas si loin de l’attitude prospective telle que définie par Gaston Berger. D’ailleurs design fiction et prospective se nourrissent mutuellement. La prospective apporte matière à anticiper et spéculer, le design fiction explore les possibles, l’un et l’autre éclairant l’action dans le présent.

Design fiction, design critique, design spéculatif, prospective, etc. : la cartographie “organique” et toujours en recomposition de ces approches de projection posée par Elliot P. Montgomery démontre leur intrication, leur lien de parenté.

Elliot P. Montgomery, Unresolved Map of Speculative Design (2018)

Le design fiction met lui l’accent sur la prise de recul par rapport aux imaginaires dominants du futur pour mettre en lumière tant l’idéologie qu’ils véhiculent que leurs impensés : ce qui n’est pas montré, celles et ceux qui ne sont pas représentés. Il s’agit de révéler et d’explorer les frictions en germes dans nos représentations normées du futur en partant du très quotidien (“mondane” en anglais), des implications concrètes des futurs qui se dessinent.

Pour le dire encore autrement à la suite de Dunne and Raby et opposer une pratique “classique” du design et une pratique plus “spéculative”, nous dirions que l’une est affirmative, l’autre critique, l’une orientée vers la résolution de problèmes et l’autre orientée vers l’identification et la discussion du problème.

Anthony Dunne & Fiona Raby, Speculative Everything, Design, Fiction and Social Dreaming (2013)

Design spéculatif et design fiction recourent aux méthodes et outils du design pour rendre des futurs possibles tangibles, pour les matérialiser. Là où les approches classiques du design produisent des objets ou services pour le monde tel qu’il est, le design spéculatif et le design fiction, dans la filiation du design critique, produisent des artefacts pour le monde tel qu’il pourrait être.

Comment élaborer et co-créer des design fiction ?
Faire l’expérience du futur

Les artefacts du design fiction sont comparables aux accessoires du cinéma qui donnent de l’épaisseur à un monde fictionnel, derrière l’objet, ce sont des usages, des relations de pouvoir… tout un monde qui se dessine. Incarnations de futurs possibles, ils ont vocation à provoquer, déranger pour inciter à la réflexion critique sur les futurs que prépare le présent. Là où le design classique cherche à optimiser l’expérience utilisateur, le design fiction va explorer les frictions, les situations où l’expérience est tout sauf optimale. Il créé la possibilité d’une mise en débat des futurs que propose le présent.

“Le design fiction est l’usage délibéré de prototypes diégétiques pour suspendre les résistances face au changement.”
Bruce Sterling,
Patently untrue: fleshy defibrillators and synchronised baseball are changing the future (2013)

Autrement dit, le design fiction donne à voir un ensemble d’artefacts mis en scènes, donnés à manipuler à des individus pour qu’ils se confrontent à un monde possible.

Design spéculatif et design fiction sont des démarches collectives, qui mobilisent les compétences de designers, prospectivistes, chercheur.se.s en sciences humaines et sciences sociales, ingénieur.e.s, makers… et cherchent à mettre autour de la table toutes les parties prenantes d’une problématique, à commencer par celles et ceux que les futurs dominants omettent de représenter, pour ouvrir aussi largement que possible le champ des possibles et faire de la place à des futurs autres, moins lisses et monolithiques peut-être, car imaginés depuis une multitude de points de vue.

Bastien Kerspern : révéler et explorer les points de friction

Designer d’interaction, Bastien Kerspern est aux commandes de Design Friction, studio qui revendique une posture critique pour explorer par le design les enjeux liés aux transformations sociales, culturelles et technologiques que connaissent nos sociétés. Il produit des scénarios critiques et spéculatifs qui rendent concrètes les frictions d’usage et de culture et suscitent des discussions qui sont “autant d’outils d’aide à la décision face à l’incertitude et à la complexité”.

“Le design fiction pour nous, c’est la volonté d’inspirer de nouveaux imaginaires liés au futur d’une manière non-prédictive et non-prescriptive, mais qui cherche au contraire à ouvrir des perspectives et à les mettre en débat pour questionner les directions que nous prenons aujourd’hui.”
Design Friction, Manifeste

Data Funerals — Design Friction
ProtoPolicy — Design Friction
Nos Algorithmes — Design Friction pour Etalab

Julien Tauvel : stimuler la créativité pour mieux innover

Praticien du design fiction, défenseur radical de la futurologie, Julien Tauvel est co-fondateur d’Imprudence, studio de création, plateforme de formation et bureau de prospective qui se donne pour mission d’analyser les signaux faibles et identifier les tendances émergentes pour donner corps à des scénarios de design fiction ou des études prospectives visant à imaginer et créer le.s futur.s. Il définit sa pratique du design fiction comme une critique du futur linéaire se nourrissant des imaginaires technologiques et de la culture de l’innovation et la technique. Il développe des scénarios et prototypes de futurs dans l’objectif d’explorer et enrichir une démarche créative et stratégique qui a tout son sens en entreprise.

“Parce qu’il stimule les créativités, le design spéculatif est pertinent pour nourrir et soutenir le travail des équipes R&D et marketing des entreprises, et favorise la production de nouvelles innovations. Face à un avenir impossible à prédire et à probabiliser, c’est également une démarche tactique qui doit être mise entre les mains des directions générales pour leur servir à explorer de nombreux futurs possibles, à s’y préparer, et rendre les stratégies plus malléables.”
Julien Tauvel

Future of beauty — Imprudence
Futur du corps — Imprudence
Mythologies du futur — Imprudence

Max Mollon : Mettre en débat nos futurs en commun

Max Mollon est designer et chercheur en design dont la démarche prend les normes à rebours et entend susciter des prises de conscience, des désaccords et des discussions. Formé à la HEAD Genève auprès de Nicolas Nova et Auger-Loizeau, sa pratique discursive et participative constitue le coeur de sa thèse de doctorat à l’EnsadLab, Designing for debate. Il enseigne le Design Fiction à SciencesPo Paris où il est co-responsable du cours Controverses Contemporaines aux côtés de Jean-François Lucas. Dans le cadre d’un format de séminaire expérimental intitulé Design Fiction Club, il entend encourager la confrontation des opinions et favoriser l’empathie pour des visions du monde éloignées de soi.

“Mon travail de recherche et ma pratique du design peuvent se résumer en une question : comment les pratiques du design peuvent faciliter la confrontation interpersonnelle des opinions et l’expression des désaccords — et en particulier, les désaccords venant de voix minoritaires ou marginales. (…) Car il devient urgent de remettre en cause le modèle de démocratie occidentale, qui repose sur le consensus de la majorité au détriment des minorités.”
Max Mollon, Speculative Edu

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